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Tourisme et numérique : dis papa, mais c’est où qu’on va ?

Réalité virtuelle, solutions numériques avancées, utilisation des data, 5G, reconnaissance faciale, Intelligence Artificielle,… En fin d’année 2019, de nombreux articles, colloques et études  (1, 2) avaient vanté le développement de toutes les technologies numériques qui allaient révolutionner notre avenir touristique.

Ce qui m’a surtout frappé dans ces productions, c’est qu’aucun des auteurs et intervenants ne s’interrogeait, fut-ce brièvement, sur le bien-fondé de la direction prise. Habités par une foi inébranlable dans le progrès digital, ils le considéraient, par nature, comme favorable au tourisme lui apportant connectivité, fluidité, mobilité, sécurité et autres trucs en té que j’ai oublié (je me souviens seulement que certains rimaient assez bien avec imbécillité). Et puis, les grincheux, ceux qui doutaient un peu de tout çà, n’étaient que des mal-embouchés jurassiques à téléphone à clapet. Il était donc naturel de leur faire fermer.

La 5G, la reconnaissance faciale et l’Intelligence Artificielle me semblaient de bons sujets pour tenter de prendre un peu de recul et de la jouer philosophe. Histoire de regarder un peu où on va, au lieu d’y foncer tête baissée.

 

La 5G, c’est 10 à 100 fois mieux que la 4G

C’est pratique à définir comme ça et on nous l’annonce évidemment comme le projet industriel majeur, un enjeu stratégique pour notre pays, etc, etc.

Immédiatement subjugué par tous ces arguments, j’ai cherché, tout émoustillé, dans ces articles, comment la 5G allait révolutionner le tourisme. Et là, je l’avoue, grosse déception. Leur principal argument était que si on va dans un endroit où il y a beaucoup de monde, un spectacle par exemple, eh bien grâce à la 5G on pourra… communiquer. Pour moi, ce n’est pas très malin d’aller voir un spectacle pour communiquer vu que fondamentalement on n’est pas vraiment là pour ça mais, bon, chacun son truc.  

Au final, la conclusion de ma lecture a été que la 5G, pour le tourisme, si on a déjà un réseau 4G, ça ne sert objectivement pas à grand-chose. En fait, la 5G, ce n’est pas vraiment pour nous les humains, c’est surtout pour les objets. Eh oui, le fameux internet des objets, ce monde merveilleux, à nous promis, qui permettra, outre quelques vrais avantages, de nous dire qu’on va tomber en panne de roquefort et que Mr Amazon peut nous en faire livrer directement de notre marque préférée (ou un autre fromage qui ira très bien avec nos goûts personnels). « Objet inanimé avez-vous donc une âme ? » oui, mais très commerciale mon cher Alphonse.

Ce qui est intéressant, c’est que jusqu’à ces derniers mois tout allait bien. On expérimentait à tour de bras et on pensait qu’on allait passer allègrement de la 4G à la 5  et à la 6G et à la 7, comme dans une série de films de Rocky ou de Rambo. Mais voilà, patatras, il s’avère que les météorologistes sont en pétard (va y avoir de la friture sur les ondes des satellites), que beaucoup de scientifiques disent que la facture énergétique (et les GES qui vont avec) va être multipliée par 2 à 3, qu’on va accroitre les inégalités territoriales (théoriquement ça devait être l’inverse), que ça va diminuer la durée de vie des smartphones, etc, etc. Je ne vous développe pas toute la liste des récriminations. Les autorisations étant données et vu la pression et le niveau des acteurs économiques intéressés, et malgré ce que disent les scientifiques (d’ailleurs globalement actuellement tout le monde s’en fout de ce qu’ils disent), la 5G va se déployer au moins partiellement (c’est-à-dire dans les zones très denses comme des villes ou des stations). Il y aura donc les hyper-connectés capables de télécharger un film Netflix en 4 s (c’était l’autre argument massu de la 5G) et les néo-bouseux du numérique qui vivront comme moi quelque part entre EDGE et 3G vers 1998 (j’ajoute que je vis à 15 km de Nice en frange de ce désert humain dénommé Côte d’Azur…).

Pour la suite, par contre, je ne mise pas mes petites économies sur la 6. Ça va se tendre un peu entre les pour et les autres contre…

 

La reconnaissance faciale c’est bon pour la fluidité et la sécurité   

La reconnaissance faciale pour le tourisme, on voit tout de suite le bon côté : passer la douane sans faire 1h de queue (si c’est comme le système actuel « Parafe » des aéroports, c’est pas encore gagné !). Dans les avantages soulignés, nous avons également « on pourra payer directement par reconnaissance faciale ». En novlangue économico-numérique, on appelle tout ça gagner en fluidité (évidemment si on t’envoie pas derrière un code à taper pour prouver que c’est bien toi le gugusse sur la photo …). J’ai lu également que la reconnaissance faciale allait favoriser la sécurité dans les villes et donc, en vacances, moins de risques de se faire agresser, d’être victime d’un attentat…

Sécurité, fluidité, peut-être on verra mais, pour autant, la vraie question de fond demeure. Elle est pour moi totalement sociétale : « la surveillance oui mais jusqu‘où ?» Tant que l’on est à peu près en démocratie, on peut imaginer que ces systèmes seront plus ou moins encadrés. Par exemple, l’UE s’apprête, avec sagesse, à interdire le système pour 3 à 5 ans dans les lieux publics (ce qui tout de même a donné matière à des articles du genre « Mais quel impact sur le tourisme ? (3) » mais c’est terrible, ma bonne dame, on ne va pas gagner en fluidité alors ?)   

Vu comment les gens votent actuellement en Occident, je ne pressens rien de bon. Déjà quand on regarde ce que fait le duo NSA+GAFA aux Etats-Unis, mon optimisme démocratique s’émousse un peu (je rappelle accessoirement que la société Clairview a joyeusement pompé illégalement  3 milliards de visages sur les réseaux sociaux pour les revendre au gouvernement américain et ne rigolez-pas il y a surement le vôtre(4)).  La surveillance sociale qui s’installe en Chine nous montre aussi ce que peut faire une dictature avec ce genre d’outils. 1984 une petite plaisanterie de collégiens à côté…

Alors, petit conseil,  dès que vous avez une pensée comme « ça va nous permettre d’être plus en sécurité ou on va gagner en fluidité» faites comme moi, repassez-vous en boucle cette phrase de Benjamin Franklin (à ma connaissance, elle n’a jamais été démentie dans l’histoire) « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit toujours par perdre les deux ».

 

L’intelligence artificielle dans son ensemble mais surtout pour les robots  

Si on aborde l’IA, comme cela est fait dans ces différents articles, par les robots remplaçant les humains dans le tourisme, on peut déjà en apercevoir les possibles développements mais aussi en pressentir toutes les limites.

Aujourd’hui cela se traduit déjà par des robots dans les restaurants (en cuisine et à l’accueil), des robots de nettoyage dans les hébergements, des chatbots, des robots d’accueil dans les hôtels, des guides dans les musées. Ils seront (sont partiellement déjà)  en capacité de dialoguer et donner des informations, répondre à des questions de plus en plus sophistiquées dans toutes les langues, même en langue des signes.

Bon franchement, pour ma part, je ne suis vraiment chaud pour parler avec un robot en vacances, même si c’est un robot fille et qu’elle s’appelle Electra. Ok une fois ou deux fois pour m’amuser, façon C3PO ou R2D2 mais au-delà, bof.  Dans un monde où l’autre est de plus en plus lointain et la communication de plus en plus numérique, je m’interroge. Le tourisme étant une empreinte en creux de notre mode de vie habituel (on travaille/on glande ; on court /on se pose)  je pense, qu’au contraire, nous allons rechercher de plus en plus d’échanges, de bienveillance et de fraternité. L’humain est un animal grégaire et le robot ne fait clairement pas partie de son troupeau. Arrache toi de là, t'es pas de ma bande. 

Par contre en empreinte inversée, cela nous interroge profondément sur tout ce qu’il faut et faudra faire pour développer un accueil profondément humain, chaleureux et empathique.  Bien sûr, il y a toujours des cas où l’IA peut être utile. Il me souvient par exemple de quelques courses de taxi où j’eusse peut-être changé sans regret, pour un robot, mon chauffeur grognon. Ou encore, des situations extrêmes de demande d’information au nord du Groenland à un inuit ne parlant qu’inuit. Là OK, je ne nie pas. 

Mais au-delà de tout çà, on aperçoit encore une fois la  grande limite. Elle est encore sociétale. Je la pose ainsi : « les robots est-ce ou non un système Schumpetérien ? »  Pour les non familiers avec Schumpeter, je traduis : grande théorie économique disant que dans le système industriel les emplois pris par les machines seront remplacés par d’autres types d’emplois pour les humains. On appelle ça la destruction créatrice. Les pro-Schumpeter disent que ça s’est toujours  passé comme ça dans l’histoire de la société industrielle et c’est globalement vrai. Pour ma part, sur ce coup-là, je n’y crois pas du tout. Pourquoi ? Les modèles antérieurs se construisaient à approvisionnement énergétique croissant. Ça ne sera pas le cas dans les 30 prochaines années.  

 

Si on regarde l’IA de manière plus globale

Si on élargit un peu la vision sur l’IA (les robots n’étant que la partie émergée de l’IB, oui ok, je sais), il faut comprendre que ce système techniquement ultra complexe est bâti sur un principe général très simple. Des capteurs de l’information (mais de plus en plus sophistiqués), une capacité de raisonnement (mais de plus en plus importante avec la possibilité d’auto-apprentissage) et, en retour, un principe d’expertise ou d’action sur ce qu’il faut faire, dire, penser... Donc encore la question : oui, mais jusqu’où ? 

Théoriquement, la limite à ne pas franchir ici me semble assez claire, le Rubicon de l’IA assez limpide. Chaque fois que l’IA décidera à notre place, nous perdrons un peu de notre humanité. Dans la réalité c’est plus flou, plus nuancé, entre le conseil, l’assistance, l’aide et la décision. Une seule chose est sûre : l’érosion a déjà commencé. Comme le dit si bien le philosophe Eric Sadin (5), l’IA est bâti sur un antihumanisme radical et sur la base d’une chimère : celle de l’association de l’homme et de la machine. Ca résume bien la situation.  

En conclusion de toutes ces lectures   

De toutes ces lectures, j’ai tiré une conclusion majeure. Le monde du numérique avec notamment l’arrivée de l’Intelligence Artificielle n’a et n’aura pratiquement pas de limites technologiques à ses développements et ses applications que ce soit dans le commerce ou dans la surveillance. Pas de limites si ce n’est celles que nous lui fixerons, nous. Nous, c’est-à-dire sapiens, les filles et les gars de la planète, en un mot l’humanité. Dit comme ça, l’humanité ça parait un truc au singulier mais c’est surtout singulièrement pluriel et complexe et donc totalement imprévisible. Quelles seront les évolutions des régimes politiques ? Comment va évoluer l’inquiétude actuelle sur les données personnelles ? Nous complairons-nous dans nos principes addictifs ? Quelles seront les réactions des humains si les robots prennent leur travail sans rien proposer en face ? Et plein d’autres interrogations.

Je n’ai pas de réponses à ces questions… mais tout cela déterminera les évolutions du numérique dans le tourisme bien plus que les incantations de quelques allumés du bulbe cybernétique ou les inventions de quelques crétinostartupers  avec ou sans capuches.

 

La route est tracée pour les dix prochaines années mais après ?

Pour les années qui viennent il n’y a pas de doute sur la direction que nous allons prendre. Elle est essentiellement fixée par les GAFA et leurs satellites. Donnez, donnez, donnez vos données, en retour on vous propose de vous vendre ce dont vous avez besoin (d’ailleurs on le saura bientôt mieux que vous ce dont vous avez besoin) et aussi, bien sûr, de vous divertir.  Panem e Circenses,  finalement les choses n’ont pas beaucoup changé depuis Juvenal et l’Antiquité. Nous sommes engagés dans ce qu’il y a 450 ans déjà, La Boétie appelait un processus de servitude volontaire (6) avec une addiction à nos écrans, aux jeux, à la consommation, aux vidéos, à Amazon, à Google, Facebook, Netflix…

Pour autant je ne crois pas que cette direction soit définitive. Il y a plusieurs raisons à cela.

  • Le poids énergétique et émissif en GES du numérique est considérable, sa progression ne sera pas supportable très longtemps…

Alors que la consommation mondiale d'énergie progresse de 1,5 % par an, celle du numérique s’envole avec + 9 % en moyenne ces dernières années. Sur cette trajectoire, la facture énergétique du numérique et son corollaire d’émissions de GES auront doublé en 2025. Cette trajectoire-là,  ne sera pas tenable très longtemps.

  • L’avenir ne sera peut-être pas high tech

Nous avons pris l’habitude de raisonner sur un futur toujours plus technologique. Cette tendance est prégnante dans nos esprits et penser autrement nous dérange. Mais il est tout à fait  possible que l’avenir ne soit pas high tech mais plutôt low tech. Le high-tech possède de nombreuses limites dont on ne sait pas aujourd’hui si on saura s’en affranchir demain : énergie, minéraux rares, conditions sociales iniques, pollutions…  (lire à ce sujet le dernier et excellent livre de Guillaume Pitron (7))

  • Actuellement, les GAFA sont des colosses aux pieds d’argile

Si demain, pour des raisons sociales, éthiques ou environnementales, plus personne ne voulait utiliser Google, Google disparaitrait immédiatement. Les GAFA ne prospèrent que parce que nous le voulons tous, ce qui les rend à la fois très fortes et très fragiles. « Il ne s’agit pas de lui rien arracher, mais seulement de ne lui rien donner » écrivait La Boétie « Quand on pense, il suffirait de ne plus les acheter pour que ça ne se vende pas » lui répondait Coluche plus récemment.

 

Ce qu’on pourrait attendre du tourisme …ou  mon manifeste pour un numérique.org

Il n’est évidemment pas question de faire ici le procès de la technologie numérique ou de l’innovation technologique. Le numérique est un fantastique support de diffusion de la connaissance et de l’information. C’est un moyen fabuleux de créer des réseaux et de relier les êtres humains entre eux. Donc pas de discussion.

Mais nous devons œuvrer  pour un numérique et une innovation redimensionnés aux réels besoins de l’humanité et non pas au service de quelques Géants A Fiscalité Affranchie et de tout le lot de start-up qui satellisent autour. Œuvrer pour un numérique.org

Le tourisme a un rôle exemplaire et moteur à y jouer car il est à la fois source d’échanges entre les humains et il a vocation à promouvoir des moments différents de notre vie. 

Un tourisme, s’il se veut durable, devra alors intégrer une vision sur le long terme du numérique :

  • Il devra éviter de contribuer aux développements de technologies ou fonctionnements émetteurs en GES (c’est-à-dire la plupart actuellement) ; 
  • Il devra prendre en compte que chaque smartphone se bâtit sur l’extraction de minéraux rares et donc sur son lot de cancers, de travail des enfants, de zones polluées à jamais en Afrique ou en Chine ;
  • Il devra rejeter les multinationales à la morale fiscale et l’éthique douteuses ;
  • Il devra éviter de favoriser le développement de technologies inutiles, immersives dans nos vies, commercialement agressives ;
  • Il devra réfléchir à ce que son commercial soit éthique et respecte les individus ;
  • Il devra protéger les données personnelles, les utiliser dans des actions éthiquement soutenables, ne pas participer à des récoltes d’information pouvant nuire aux libertés individuelles ;
  • Il devra intégrer un fonctionnement éthique de l’IA qui respecte notre humanité ;
  • Et surtout,  il devra penser que plus le monde sera numérique, plus nous aurons besoin de fraternité, de bienveillance et de proximité, en un mot d’humanité.

En prend-il le chemin ? Clairement non. Comme on le voit dans les derniers colloques et articles nous en sommes très loin et ce combat-là est bien loin d’être gagné. Pour autant, dans des discussions au quotidien avec les acteurs du tourisme, je pense qu’il n’est pas encore tout à fait perdu et il ne fait surtout que commencer….

 

Références

Dans mon premier article (8), je me suis pris un pan sur le bec. Certaines et certains m’ont justement fait remarquer que je n’avais pas indiqué mes sources « Et alors André elle où ta biblio ? » (sic) – Erreur de jeunesse – si j’ose dire – La voilà bien présente sur celui-ci avec une présentation un peu façon Canard (quitte à se prendre… des pans sur le bec).   

 

Les livres et articles qu’on peut lire

·         (4) https://www.lefigaro.fr/secteur/high-tech/reconnaissance-faciale-clearview-ai-fait-scandale-avec-ses-3-milliards-de-visages-aspires-20200124

·         (5) Eric Sadin, L'intelligence artificielle, ou, l'enjeu du siècle: anatomie d'un antihumanisme radical

·         (6) La Boétie, Discours de la servitude volontaire  

·         (7) Guillaume PItron, La guerre des métaux rares: La face cachée de la transition énergétique et numérique

·         (8) 5 bonnes raisons de ne pas croire (ou presque) ce qu’on vous raconte sur le futur du tourisme, côté transport. ( ben ça c’est moi)

 


 

Les livres et articles qu’on peut ne pas lire et les lieux où on est pas obligé d’aller

(1) Fait principalement référence au 3e Campus de l'innovation touristique qui s’est déroulé à Agde les 10 et 11 décembre 2019 et aux articles qui en ont découlé

(2) Parmi tous les rapports et articles parus fin 2019  je pense que le rapport d’ Allianz sur le voyage et le tourisme en 2040  « The Future Travel  Experience » atteint vraiment des sommets dans le style crétinofururiste…autant sur le numérique que sur le transport

(3) TOM TRAVEL -  L’UE appelle à l’interdiction de la reconnaissance faciale, quel impact dans le Travel ? 

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Commentaires: 1
  • #1

    cerrada (samedi, 22 février 2020 06:22)

    et coluche!c est qui ou quoi?

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